La vocation des Eglises nationales protestantes en Europe

Réflexions du pasteur Laurent Schlumberger qui était membre du Comité central du Conseil œcuménique des Eglises

Les Églises protestantes portent une responsabilité historique dans le développement de l’idée de nation en Europe, y compris ses dévoiements nationalistes. Mais elles ont aussi particulièrement œuvré en faveur du dépassement de cette idée. À l’heure où globalisation et affirmation identitaire s’opposent de plus en plus frontalement, il leur revient peut-être de jouer un rôle spécifique, même s’il est modeste, au service d’une nouvelle réconciliation.

 

 

Des Traités de Westphalie à la Concorde de Leuenberg

 

Il y a 370 ans, les Traités de Westphalie mettaient fin à la Guerre de Trente ans. Cette sorte de guerre civile européenne, à forte dimension religieuse, ravagea le continent et marqua profondément son identité, jusqu’à aujourd’hui. Outre une réorganisation territoriale et des dispositions politiques, ces Traités renforçaient la souveraineté dans le cadre des frontières des États. La nation, l’État et la religion se trouvaient mis en résonance, sinon en coïncidence.

Cette redistribution politico-religieuse globale fut comme durablement figée par une volonté de stabilité, qui trouvait son origine et sa légitimité dans le souvenir des horreurs militaires, des massacres de civils, des famines qui s’ensuivirent. Réaffirmant le principe Cujus regio ejus religio, que l’on peut interpréter en disant que le souverain est maître de la religion de ses sujets, la paix de Westphalie a encouragé les absolutismes. Ce fut sans doute un progrès, au regard du chaos de la guerre récente, mais qui contenait dans ses flancs une violence qui contribuera à aggraver de futurs affrontements.

Citation: Cette unité est fondée sur une compréhension commune du cœur de l’Évangile, donc de la prédication et de la célébration des sacrements, qui autorise dès lors la diversité sur les autres points - diversité qui n’est plus considérée comme séparatrice.

Trois siècles plus tard, au lendemain d’un nouveau et terrible conflit, portés par la progression du mouvement œcuménique (création du Conseil œcuménique des Églises en 1948), des théologiens et responsables d’Églises protestants européens engagèrent des discussions, qui se renforcèrent dans les années 1960 et aboutirent, en 1973, à l’adoption par une majorité d’Églises protestantes européennes d’un texte dit Concorde de Leuenberg.

Ce document a une portée purement ecclésiale. Il n’est en aucun cas comparable à des traités politiques internationaux. Pourtant, il est le fruit du dialogue entre Églises marquées par l’histoire européenne et il met en œuvre une compréhension de l’unité qui n’est pas sans lien, pour s’y opposer, avec les principes des Traités de Westphalie. Loin de cultiver un chacun-chez-soi séparateur, les Églises signataires se déclarent en pleine communion. Elles se considèrent comme des visages divers d’une seule Église.

Chaque membre d’une de ces Églises est en quelque sorte également chez lui au sein des autres Églises de la Concorde. Cette unité est fondée sur une compréhension commune du cœur de l’Évangile, donc de la prédication et de la célébration des sacrements, qui autorise dès lors la diversité sur les autres points (ministères, liturgie, gouvernement de l’Église, etc.), diversité qui n’est plus considérée comme séparatrice.

Aussi loin d’une globalisation uniforme d’un côté, que d’une sanctuarisation des identités de l’autre, les Églises protestantes d’Europe qui approuvent la Concorde de Leuenberg reconnaissent la légitimité de styles divers (on pourrait dire encore de « langues » diverses) au service d’un témoignage uni (on pourrait dire encore d’un langage commun).

 

La force de l'exemple

Ce point de vue est original et fécond, y compris au plan plus large des identités et des cultures. Les Églises protestantes européennes, qui ont autrefois encouragé de fait le fractionnement national, ont su ici mettre en œuvre une mutuelle reconnaissance, au sens le plus fort de ce terme. Et ça marche ! Cette nouvelle perspective a permis de développer, au plan européen et de manière importante, les échanges de paroisse à paroisse, les mouvements de ministres d’une Église à une autre, la réflexion théologique, etc.

Citation: Comment chaque Eglise protestante, national, pourrait-elle accueillir dans sa propre vie une plus grande dimension européenne ?

 

Au-delà de cette communion, le modèle d’unité dans la diversité qu’elle met en œuvre trouve des échos et intéresse, dans l’ensemble du mouvement œcuménique. Le pape François lui-même reprend et répète cette expression. Plus encore, le monde politique, lorsqu’il en a connaissance, s’intéresse à une telle manière de conjuguer accord et différences. Lors de la création de l’Église protestante unie de France – création qui est notamment due aux principes de Leuenberg soit dit en passant – les témoignages spontanés d’élus et de responsables politiques dans ce sens n’ont pas manqué, sans commune mesure avec la réalité « numérique » de l’événement.

Avant même leurs prises de position et leurs engagements concrets en faveur de la culture, de l’hospitalité, de la justice, de la dignité, qui visent à manifester concrètement que chacun a sa place dans ce monde comme il a sa place devant Dieu, les Églises protestantes européennes sont donc une possible force d’exemple et d’inspiration dans leur manière de comprendre, d’organiser et de vivre leurs relations mutuelles.

Dès lors, comment pourraient-elles plus clairement exprimer et donner à percevoir leur diversité réconciliée, leur communion diversifiée ? Pour le dire autrement : comment chaque Église protestante, nationale, pourrait-elle accueillir dans sa propre vie une plus grande dimension européenne ?

Cela passe bien sûr par les aspects concrets que j’évoquais : voyages, jumelages, échanges de ministres, semestres d’études à l’étranger pour les étudiants en théologie, colloques, etc. Mais cela devrait aussi concerner les instances dirigeantes des Églises, autrement dit leur dimension synodale. Parmi bien d’autres moyens possibles, j’en mentionne deux : l’un concerne la parole partagée, l’autre le cheminement vers une synodalité européenne.

 

 

Pour une parole qui inspire sans surplomber

 

La Communion protestante d’Églises protestantes en Europe (CEPE) est la structure, légère, à laquelle la Concorde de Leuenberg a donné naissance. Elle réunit aujourd’hui 94 Églises, parmi lesquelles l’Église protestante unie de France. Son axe de travail est principalement théologique : elle organise des entretiens pluriannuels sur des sujets proposés par les Églises. Ces derniers temps, ses travaux sur les ministères ou la confession de foi, par exemple, ont eu un impact réel, même s’il n’est pas visible par tous, sur la vie de notre Église, lors de sa création ou de l’adoption de sa déclaration de foi.

Cela tient à la pertinence des sujets mais, plus encore, au fait que ces textes de la CEPE se présentent comme des éléments de réflexion plus que comme des tentatives de fixer une norme. À l’inverse, dès qu’une déclaration ou un document prétend édicter une norme, il perd son autorité et est rapidement oublié. En perspective protestante et plus particulièrement en contexte post-moderne, la possible autorité d’une parole est en quelque sorte inversement proportionnelle à sa volonté d’être normative. Ainsi, dès qu’elle s’attache à inspirer et non à prescrire, à élargir et non à surplomber, une parole d’Églises diverses et unies peut être source d’élan, non seulement en leur sein mais aussi dans un espace public qui transcende les frontières.

 

 

Pour une progression vers une synodalité européenne souple

 

Dans la droite ligne de ce qui précède, il me semble qu’une instance de type synodal devrait être imaginée au sein de la CEPE. Afin d’éviter toute tentation normative, elle ne devrait, en tous cas pendant une période assez longue avoir aucune capacité juridique, aucune attribution de gouvernance.

Sa nature synodale ne devrait donc pas dépendre de ses attributions, mais de sa composition. Il pourrait s’agir d’une conférence des présidents.es ou modérateurs.trices de toutes les Églises membres, qui se réunirait chaque année pendant deux ou trois jours. Et comme pour les entretiens théologiques, c’est la capacité de cette assemblée à inspirer les différentes Églises membres et être entendue dans l’espace public, qui lui donnerait sa véritable autorité et qui, peu à peu, la légitimerait.

Encourager la confiance

Ces suggestions ont quelque chose de technique que l’on voudra bien excuser. Mais leur esprit est simple : il consiste à élargir l’horizon de chaque Église, en évitant la norme pour encourager l’autorité, en restreignant le juridique pour promouvoir le relationnel. Autrement dit, à encourager la confiance.

Au XVIè siècle, la Réforme a été une sorte d’irruption de confiance, dans un monde perclus de peurs et d’angoisses. Chaque fois que les Églises protestantes retrouvent cette veine, elles honorent leur vocation. Or nos sociétés et nous-mêmes manquons aujourd’hui cruellement de confiance. Ce manque et cette faim de confiance sont un défi pour toutes les Églises et une responsabilité toute particulière pour les Églises protestantes.

Selon Jean Baubérot, le protestantisme a eu au fil des siècles de grands desseins, qui ont signé son impact social. Le XVIè siècle a été celui des ruptures désacralisantes, le XVIIè celui les bases de la modernité politique, le XVIIIe celui de l’éducation, le XIXè celui de l’horizon mondial grâce aux missions, le XXe celui de l’œcuménisme.

Parce que la confiance est humiliée, que les chrétiens protestants sont héritiers d’une redécouverte de cette confiance essentielle et que c’est une des marques de leur message spécifique au sein du concert des Églises, ils ont une responsabilité toute particulière dans ce domaine. Peut-être la contagion de la confiance devrait-elle être le grand dessein du protestantisme, notamment européen, au XXIè siècle.

 

Laurent Schlumberger, article écrit dans: Ressources N°8 (2018) p. 55-57